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Chucho Valdés

Piano

Du haut de son immense stature, Chucho Valdés ressemble au palmier royal cubain, emblème national et symbole de fierté. Ses racines plongent en Afrique, Cuba irrigue sa tige, le jazz fleurit dans ses palmes et il domine le paysage musical depuis six décennies. Ils sont peu nombreux, les pianistes et compositeurs qui côtoient actuellement de telles cimes – on pense à Herbie Hancock – et Chucho Valdés, né le 9 octobre 1941 à Quivicán, près de La Havane, toise sa carrière (…)

Du haut de son immense stature, Chucho Valdés ressemble au palmier royal cubain, emblème national et symbole de fierté. Ses racines plongent en Afrique, Cuba irrigue sa tige, le jazz fleurit dans ses palmes et il domine le paysage musical depuis six décennies. Ils sont peu nombreux, les pianistes et compositeurs qui côtoient actuellement de telles cimes – on pense à Herbie Hancock – et Chucho Valdés, né le 9 octobre 1941 à Quivicán, près de La Havane, toise sa carrière depuis son savoir accumulé, son enthousiasme renouvelé et sa générosité de pédagogue.

Chucho a l’habitude de dire que, dans la famille Valdés, la musique précède le langage. Il motive sa vocation par la généalogie qu’il rembobine jusqu’à sa grand-mère paternelle, Caridad Amaro, éprise de Rachmaninov. C’est elle qui offrit à son fils Bebo son premier piano, dans un village où l’on n’en avait jamais vu. Bebo Valdés (1918-2013), époux de Pilar qui chantait des boléros et se passionnait pour Miles Davis, fut le pionnier du jazz afro-cubain et l’inventeur en 1952 le rythme batanga qui, pour la première fois dans un orchestre de musique populaire, intégrait les tambours batás pratiqués dans la santería, rituel de la religion paganiste yoruba, longtemps avant de connaître la consécration internationale grâce à son album avec le cantaor gitan Diego El Cigala, Lágrimas Negras (2013). Il fallait hisser Chucho jusqu’au tabouret de son père quand, à 3 ans, il entreprit de tâter du clavier en y exprimant un talent précoce. Deux années plus tard, il hérita même du propre professeur de Bebo, Oscar Muñoz Bouffartique qui lui enseigna le classique et le chaperonna pour son premier concert, à 9 ans, une sonate de Mozart et une sonatine de Beethoven. Chucho Valdés a fait ses gammes très tôt, pour s’en émanciper d’autant plus vite.

Dans la maison des Valdés défilent des amis qui comptent parmi les plus grands pianistes de l’époque : Pedro “Peruchín” Justiz, Frank Emilio Flynn, Lilí Martínez… Arsenio Rodriguez, dit « l’aveugle merveilleux », as du tres, roi du son montuno et important rénovateur de la musique insulaire, est aussi un habitué. Bebo dirige alors Sabor de Cuba, l’orchestre du Club Tropicana, l’un des plus célèbres cabarets du monde dans les années 1950, fréquenté par des célébrités et de riches Américains qui ne sent pas encore le vent de la révolution souffler sur leurs nuques. Les musiciens doivent savoir tout faire, interpréter De Falla sur un tableau classique puis une fantaisie brésilienne d’Ary Barroso, et Chucho monte déjà sur scène à 10 ans pour jouer Mozart et le danzón Tres lindas cubanas. Malgré les interdits de sa très catholique grand-mère, et alors que sa mère aimerait qu’il se couche parce qu’il y a école le lendemain, il traine au milieu des froufrous, cocktails et volutes des cigares pour assister aux concerts de Nat “King” Cole, Sarah Vaughan, Woody Hermann, Buddy Rich, Stan Getz… Plutôt que de choisir son camp, Chucho Valdés embrasse tout : les concertos de Bach et les zarzuelas d’Ernesto Lecuona (le « Gershwin cubain »), les vinyles de Thelonious Monk et Bud Powell, plus tard ceux de Dave Brubeck parce qu’il y entend le classique dans le jazz.

 

Alors que la guérilla castriste secoue régulièrement l’île depuis 1953, le régime de Fulgencio Batista est finalement renversé en 1959. Paradoxalement, le jazz, qui résonnait partout à La Havane sous la dictature, est interdit par les révolutionnaires qui l’identifient à l’ennemi yankee. Bebo Valdés s’exile en 1960 (jusqu’en 1978) mais femme et enfants restent à Cuba. Jeune majeur érigé chef de famille, Chucho étudie pour devenir enseignant mais ne le sera jamais, au grand damn de sa mère. Il préfère suivre le chemin paternel au sein de Sabor de Cuba, puis se produire en 1963 au premier festival de jazz organisé par les Jeunesses communistes qui réhabilitent le genre au titre de musique libératrice du peuple afro-américain. Le pianiste se passionne pour McCoy Tyner ou Herbie Hancock, et ses compatriotes le prennent pour un dingue quand il encense le free de Cecil Taylor, Eric Dolphy et Archie Shepp. En 1964, El Combo de Chucho Valdés (où débute le clarinettiste et saxophoniste Paquito D’Rivera) est sa première formation, puis il intègre en 1967 la Orquesta Cubana de Música Moderna des maestros Armando Romeu et Rafael Somavilla, qui reprend pièces traditionnelles et tubes des Beatles en complexifiant le tumbao, rythmique traditionnelle du son cubano.

Si Chucho Valdés fait aujourd’hui figure de père du piano cubain contemporain, et plus importante personnalité musicale de l’île après la révolution, il le doit au talent polymorphe qui a explosé dans sa formation capitale : fondé en 1973, incluant plusieurs membres de la Orquesta Cubana de Música Moderna, le onztet Irakere (la jungle ou le maquis, mais aussi la queue de cheval avec laquelle on chasse les mouches, en yoruba) associe les tambours batás de l’Afrique et l’électricité du jazz-funk, les rythmes de danse et les compositions d’avant-garde, au point de changer le cours de l’histoire. La dream team (Paquito D’Rivera, Arturo Sandoval, Miguel “Angá” Diáz, etc.) force le blocus et, pour la première fois depuis la révolution, un groupe cubain triomphe dans les festivals internationaux : enregistré en 1978 entre Newport (au Carnegie Hall de New York) et Montreux (où Bebo retrouve son fils), Irakere (CBS) reste l’album – récompensé par un Grammy Award – que Chucho Valdés cite comme sa plus grande fierté.

L’élection de Ronald Reagan ayant resserré le blocus en 1981, Paquito D’Rivera et Arturo Sandoval choisissent à leur tour l’exil pour poursuivre leurs carrières. Irakere continue sans eux, avec Chucho Valdés intégrant des jeunes musiciens jusqu’à la fin des années 1990. Mais l’âge d’or est passé et une petite voix lui parle avec un accent autrichien : c’est Joe Zawinul, membre de Weather Report (influence décisive d’Irakere), qui lui recommande de valoriser son jeu de piano dans une formation réduite et acoustique. Chucho signe alors chez Blue Note et, de 1991 à 2003, accumule des albums magistraux du solo au quartet, dont Bele Bele En La Habana (1998) qui assoit la reconnaissance de son travail en leader. C’est l’époque de sa collaboration avec le trompettiste Roy Hargrove, comme directeur musical du projet Crisol. Chucho Valdés renoue les fils issus de la même bobine africaine et, avec la famille Marsalis (le patriarche Ellis et ses fils Branford et Wynton), il trace une parallèle entre le ragtime (ancêtre du jazz) et la habanera puis le danzón, lesquels partagent une même figure rythmique héritée de la contredanse française, importée par des esclaves en provenance d’Haïti dans la partie orientale de Cuba. Les polyrythmies africaines, Debussy, les abstractions contemporaines, Duke Ellington, les chants yoruba… tout s’entend chez Chucho Valdés qui réunit en 2009 un groupe de jeunes pointures, The Afro-Cuban Messengers, sur le modèle des Jazz Messengers d’Art Blakey et Horace Silver. En résultent des albums impressionnants dont Chucho’s Steps (2010) sur lequel, tandis que Coltrane avait construit Giant’s Steps sur seize mesures, il bâtit sa version en cinquante mesures en reconnaissant avoir du mal à jouer ce que lui-même a écrit. Border-Free (2013), où se mêlent les musiques arabo-andalouse ou comanches, est un autre jalon, culmination de sa digestion des frontières, à la manière de la Great Black Music nord-américaine ou du Tropicalisme brésilien. En témoigne la diversité de ses collaborations, de Michel Legrand à Charles Azanouvour (Colore ma vie, 2007) en passant par le fantasque chanteuse Concha Buika, le pianiste dominicain Michel Camilo et la diva du Buena Social Club, Omara Portuondo.

Dans le film Calle 54 (2000), une scène émouvante montre Bebo et Chucho Valdés qui se tombent dans les bras, alors qu’ils ne s’étaient pas vus depuis cinq ans, puis jouent ensemble sur deux pianos. Ces retrouvailles marquèrent leur véritable reconnexion : discographique sur l’album Juntos para siempre (2008), salué par un Grammy Award, et géographique quand le fils (aujourd’hui en Floride) s’est installé à Malaga en 2010, au plus près de son père, jusqu’à sa disparition en 2013. L’influence de Chucho Valdés est désormais considérable et il reconnaît volontiers Gonzalo Rubalcaba, Harold López Nussa, Roberto Fonseca ou Rolando Luna comme ses héritiers. Soucieux de transmettre son savoir (ses six enfants sont musiciens), régulièrement sollicité par les universités nord-américaines, il a récemment lancé la Chucho Valdés Academy, des masterclasses en ligne où il enseigne le piano et l’improvisation. Une autre manière de servir la musique, qu’il embrasse de toute son envergure.